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À travers le néant
La veille de mon départ, il devint évident, pour moi comme pour ma grand-mère, qu’il valait mieux nous dire au revoir ce jour-là, plutôt que le lendemain. Chaque moment qui nous rapprochait de la date fatidique amenait avec lui son lot de souvenirs déchirants, ses inquiétudes, ses interrogations, mais surtout un sentiment grandissant de perte imminente qui nous accablait. Nous savions toutes les deux que je ne changerais pas d’avis, mais nous aurions aimé suspendre le cours du temps, juste pour être un peu plus longtemps ensemble.
Dans l’après-midi, nous nous rendîmes sur les berges du fleuve jusqu’à la limite de la marée descendante, regardant d’un même mouvement vers le large. L’île-aux-Coudres, le fleuve, les bateaux, le quai, le cap Martin, l’ancien chantier maritime, le village des Éboulements : tout ce qui avait bercé les moments forts de nos vies respectives et accompagné nos peines et nos plus grandes joies. À ce moment-là, tout ce qui nous entourait et que nous connaissions depuis toujours ne faisait plus partie d’un simple paysage, mais devenait la scène où se déroulait la fin d’une vie et le début d’une autre, complètement différente. Rien ne serait plus jamais pareil et nous devions dès maintenant apprendre à vivre avec ce changement. Silencieuses, nous soupirâmes à l’unisson, puis nous nous tournâmes l’une vers l’autre dans un sourire résigné.
Alors qu’elle m’avait toujours opposé un refus catégorique lorsque je lui demandais si elle voulait voir la pierre lunaire, ce jour-là, ma tante en fit la demande. Je la conduisis sur l’îlot rocheux, puis lui indiquai l’emplacement. Elle ne s’en approcha cependant pas au point de la toucher puisque la marée ne descendait pas suffisamment. Elle se contenta de la fixer du regard, de loin, et j’étais prête à jurer sur la pierre tombale de Francis qu’elle reviendrait ici des centaines de fois, au cours des semaines et des mois à venir, dans l’espoir de me voir reparaître. Cette pensée me fit m’interroger sur ma capacité à vivre de l’autre côté de cette frontière étrange. Y resterais-je plus longtemps que ma mère ne l’avait fait ? Comme souvent, Tatie capta mes tourments.
— Je sais que c’est très égoïste de ma part, mais…
Tatie s’interrompit, gênée. Je me tournai vers elle, intriguée. Elle poursuivit.
— Tu… tu crois qu’il est possible que tu reviennes un jour ? Je veux dire… C’est que…
Je haussai les épaules.
— Pour être honnête… je ne sais pas. Mais je suppose qu’il serait prétentieux de ma part de dire que je réussirai là où ma mère a probablement échoué…
— En tout cas, elle aurait été très fière de toi.
Je passai le bras autour des épaules de Tatie avec tendresse. Elle ajouta simplement :
— Tout comme je l’ai toujours été…
* *
*
Il y avait plusieurs jours, j’avais descendu la malle du grenier, avec Hilda, et entrepris de faire un tri afin de déterminer ce qui me serait le plus utile. Le matin de mon départ, je choisis de porter la jupe couleur de jute, de même que le corsage crème au beurre. J’enfilerais chemise et jupons dessous. Les bottes de cuir et la cape à capuchon compléteraient le tout. Je devrais cependant ne porter que la chemise pour traverser. Si je me retrouvais en difficulté, je n’aurais pas à me débattre dans l’eau avec des vêtements lourds et incommodants, quitte à me retrouver à demi-nue si je perdais mon sac. J’entrepris ensuite de constituer ledit sac de voyage. J’ajoutai une couverture de laine épaisse, des amandes et des fruits secs, de même qu’un petit savon à l’ancienne et la dague, dont j’avais finalement déchiffré l’inscription. Cette dernière ne m’avait cependant pas appris grand-chose. Je ne pouvais que spéculer sur la signification véritable de « Avec la bénédiction d’Alana ». Mais je voulais l’avoir sur moi comme moyen de défense afin de me sentir plus en sécurité, même si je n’étais pas du tout certaine d’être capable de m’en servir contre un autre être vivant.
J’avais réfléchi à plusieurs reprises à cet aspect du voyage au cours de mes derniers préparatifs et je n’étais pas encore parvenue à me convaincre que, si ce monde était comme je le croyais, je devrais, un jour ou l’autre, défendre ma vie dans le véritable sens du terme. Force m’était d’admettre que cet aspect me préoccupait. Rien dans mon monde actuel ne m’avait préparée à cela.
En soupirant, je revins à mon maigre bagage ; il n’y avait guère de place pour autre chose. Je doutais fort qu’un porteur m’attende à l’arrivée, ce qui signifiait que je n’apporterais pas de vêtements de rechange ni d’épicerie pour une semaine. Je refermai mon baluchon et le déposai sur la chaise près de la porte.
Une fois cette étape terminée, je passai cette ultime journée en semi-errance, dans la maison qui m’avait vue grandir au fil de mes vacances d’été. Je ne savais comment occuper ces dernières heures de liberté et de nonchalance, avant de plonger dans l’inconnu. Tout ce que je commençais tournait court, autant la lecture que l’écoute de la radio ou l’écriture d’une dernière lettre à Tatie. Je ne pus rien avaler de consistant de la journée, grignotant du bout des lèvres. Il me semblait que mes entrailles n’en finissaient plus de se nouer dans l’attente et l’anxiété. Je parcourus des dizaines de fois, en diagonale, les notes et les points de repère que j’avais accumulés, relisant la transcription de la lettre de ma mère faite par Tatie, cherchant je ne sais quoi. En fait, j’avais l’impression de tourner en rond.
Dans la soirée, je sortis finalement marcher sous cette pleine lune tant attendue, mais aussi redoutée pour tout ce qu’elle impliquait. Je poussai jusqu’au kiosque, près de l’église, et m’y assis un temps, regardant les eaux se stabiliser avant d’entreprendre la descente que j’attendais. Je me surpris un instant à espérer que ce moment ne viendrait jamais et que le temps demeurerait suspendu indéfiniment sur ces vagues paisibles, au bord des foins salés. Ce fut peine perdue… Je vis bientôt le début du retrait des eaux et les sables se découvrir lentement vers le large. Je me levai en soupirant et repris le chemin de la maison, prête pour les ultimes préparatifs.
Mon sac de toile en bandoulière, je quittai la maison aux environs de minuit. J’eus un pincement au cœur en refermant la porte derrière moi, ne sachant pas si je reviendrais un jour. Les adieux faits à ma grand-mère, la veille, me peinaient et, malgré sa bénédiction, je savais qu’elle se ferait du mauvais sang chaque jour à partir d’aujourd’hui. Je n’y pouvais pourtant rien. J’avais choisi et j’assumais.
J’entrepris ma dernière descente vers le village d’un pas assuré. Je parvins rapidement jusqu’au Musée maritime et traversai la propriété. La marée descendait inexorablement, découvrant déjà de larges bandes de terre au loin. Cependant, j’avais encore deux bonnes heures devant moi puisqu’elle ne serait stable que vers deux heures du matin. J’enlevai mes vêtements loin des lampadaires, ne gardant que la chemise, et je gagnai plus lentement le large, m’imprégnant de tout ce qui avait bercé mes joies et mes peines jusqu’à ce jour. Ces battures m’avaient tellement de fois accueillie que j’eus un instant l’impression de les trahir en les quittant. Je cherchai à me convaincre que ce n’était qu’un au revoir et non un adieu, mais j’étais loin d’en être sûre. J’atteignis bientôt la limite des eaux descendantes.
C’était une nuit sans nuage, une vraie belle nuit de pleine lune. Mais cet astre lumineux semblait davantage me reprocher mon départ que l’encourager. Avais-je fait le bon choix ou courais-je à ma perte ? Je ne savais plus. Autant j’en étais certaine, il y a quelques heures encore, autant je ne jurais plus de rien maintenant. La seule chose dont j’étais convaincue, c’est qu’il n’y avait plus rien pour moi de ce côté-ci ; que le vide et l’impression d’étouffer ! J’avais tout donné par le passé, et aussi pratiquement tout perdu, et je ne pouvais vivre éternellement avec des regrets.
Je cherchai du regard mon point de salut, que je repérai facilement, à l’embouchure de la rivière ; on ne voyait encore que quelques centimètres du sommet de la pierre. Je ne savais pas si c’était le vent qui soufflait continuellement sur la grève, ou seulement mon imagination, mais j’avais la nette impression d’entendre mon nom au loin, comme un murmure perpétuel et dérangeant. J’avançai doucement, mon sac à bout de bras, espérant conserver au sec le peu que j’avais choisi d’emporter avec moi. Je sentais les algues frôler mes jambes nues sous le fin tissu, et les galets, sous mes pieds, semblaient plus glissants qu’à l’habitude, comme si la nature s’était concertée pour me rendre la traversée difficile, pour m’éprouver…
Je me repérai une fois de plus et marchai, droit devant moi, pendant les quinze derniers mètres, jusqu’à ce que j’aie de l’eau à hauteur de la taille. Je rejoignis l’îlot rocheux d’où je voyais maintenant un quart de la pierre. Je ne pouvais pas tergiverser longtemps, le fleuve n’est normalement stable qu’une heure durant. Il arrive même qu’il ne le soit pas du tout.
Je me retournai une dernière fois, puis j’avançai une main tremblante vers la marque des voyageuses, mon sac en équilibre précaire au bout d’un bras, mon pendentif semblant soudain peser plus lourd à mon cou. J’effleurai à peine le symbole sacré et je me sentis défaillir. Mes jambes se dérobèrent sous moi et j’eus la sensation que la vie me quittait. Une lumière aveuglante déchira la nuit et je fus aspirée vers le néant. Un gouffre noir s’ouvrit sous mes pieds et je me laissai glisser dans les profondeurs, ne sachant que faire d’autre…
J’eus l’impression d’être en apesanteur. L’obscurité qui m’enveloppait était de plus en plus fréquemment traversée d’éclairs blancs. J’étais ballottée comme dans un manège de parc d’attraction, et mon cœur commença à faire des siennes. La pression qui s’exerçait sur mon corps s’intensifiait de minutes en minutes, comme si un étau invisible se resserrait sur moi. Des cris et des pleurs résonnaient à mes oreilles, s’amplifiant jusqu’à devenir assourdissants. Au bout de longues minutes de ce calvaire, je perdis connaissance…